DOCUMENT SYNTHÈSE : DES LIBERTÉS BIEN FRAGILES
30 novembre 2005
Action Autonomie est le collectif pour la défense des droits
en santé mentale de Montréal. Depuis plusieurs années, nous dénonçons les
abus en matière de garde en établissement et questionnons la pertinence de la Loi P-38.001 qui se donne pour objet d’encadrer les pratiques
de garde. Ainsi, lors de la commission parlementaire précédant l’entrée en
vigueur de la loi P-38.001, qui devait remplacer la Loi sur la protection
du malade mental, Action Autonomie a lutté pour s’assurer d’un plus grand
respect des droits des personnes. Cela dit, une loi ne peut changer les
pratiques psychiatriques et, malheureusement, ce que l’on constate
quotidiennement nous permet de dire que les abus sont toujours présents.
C’est dans ce contexte qu’en 1996 nous avions décidé d’entreprendre cette
recherche, puis de la mettre à jour en 1999. La version que nous vous
proposons aujourd’hui est une nouvelle mise à jour augmentée pour l’année
2004. La méthodologie Dans un premier temps, nous avons
fait la cueillette des données disponibles dans les dossiers conservés au
Palais de justice de Montréal. Ces dossiers contiennent généralement la
requête elle-même, l’affidavit, l’avis de présentation, la preuve de
signification, le jugement (non détaillé) et le procès-verbal. Ces éléments
nous permettent de vérifier si les différents délais prescrits par la loi
sont respectés et de compiler d’autres informations comme la durée des
audiences, la présence des personnes à l’audition, etc. La cueillette de
données a été effectuée par une seule personne entre novembre 2004 et février
2005. Les données ont ensuite été transférées sur une base de données ACCESS,
puis confrontées et analysées à l’aide du logiciel Excel. À mi-chemin de l’analyse, nous
avons présenté nos résultats lors d’une rencontre avec trois personnes ayant
vécu la garde en établissement et quatre conseillers et conseillères d’Action
Autonomie. Cette rencontre nous a permis de valider nos résultats et de
recueillir des témoignages dont certains extraits apparaissent dans le
rapport. Bonne lecture ! |
Faits saillants de la recherche 2004-2005 sur la garde
en établissement
«… Le
juge de première instance n’ayant pas exercé sa discrétion, il revient à notre
cour de le faire. Or, en l’espèce, la preuve dont nous disposons, et qui se
résume à deux rapports psychiatriques sibyllins sur formulaires préimprimés, ne démontre pas de façon prépondérante que
l’état mental de l’appelante est tel qu’il y a danger pour elle-même ou pour
autrui et nécessité de la garder en établissement.
Pour ces
motifs, la cour :
…
Ordonne à la
partie intimée de libérer l’appelante… »
Extrait d’un
jugement de la Cour d’appel du Québec renversant la décision d’un juge de la
Cour du Québec sur une requête de l’hôpital Fleury (déc. 2004)
Lorsqu’elle
est entrée en vigueur en 1998, la Loi sur
la protection des personnes dont la santé mentale représente un danger pour
elles mêmes ou pour autrui (P-38.001) avait pour but de tracer des limites
au pouvoir d’interner des personnes sans leur consentement et d’assurer un plus
grand respect des droits de celles-ci. En effet, cette loi en est une
d’exception puisqu’elle contrevient aux chartes des droits et libertés qui
stipulent que toute personne a droit à l’intégrité et à la liberté de sa
personne. On devrait donc s’attendre à ce qu’une telle loi, lorsqu’elle doit
être appliquée, le soit lorsque toutes les autres
ressources ont été épuisées. Toute personne intervenant en vertu de cette loi
devrait en respecter scrupuleusement les limites. Entre autres, les différents
délais et étapes à observer dans la procédure devraient être de rigueur, la
personne devrait être en tout temps informée sur son statut et devrait pouvoir
faire valoir ses droits en toute connaissance de la situation.
Il
existe trois types de garde en établissement : la garde préventive, la
garde provisoire pour évaluation psychiatrique et la garde autorisée. En outre,
cette dernière peut faire l’objet d’un renouvellement.
La garde préventive (72 heures) ne requiert pas
une ordonnance judiciaire. Un médecin peut en décider s’il considère que l’état
mental de la personne représente un danger
grave et immédiat pour elle-même ou pour autrui. Cependant, lorsqu’il prend
une telle décision, le médecin doit en aviser immédiatement le directeur des
services professionnels (DSP) ou le directeur général (DG) de l’établissement. Pourtant,
nous avons appris en marge de notre recherche que la plupart des établissements
ne tiennent aucun registre de ces actes médicaux. Le législateur a fixé la
durée limite de la garde préventive à 72 heures en considérant le fait que la
plupart des crises se résorbent à l’intérieur de ce délai. Ainsi, l’objectif
était de limiter les recours à la garde forcée. Mais si l’établissement
considère que la personne devrait demeurer à l’hôpital plus longtemps et contre
son gré, il doit obtenir de la cour un jugement de garde provisoire pour
évaluation psychiatrique. La garde préventive ne donne pas le droit au médecin
de procéder à des examens sans le consentement libre et éclairé de la personne.
La garde provisoire (généralement 7 jours) est un ordre de la cour à une
personne de se soumettre à deux examens psychiatriques pour déterminer si son
état mental représente un danger pour
elle-même ou pour autrui. Le juge se basera alors principalement sur les notes
du médecin ou sur le témoignage du requérant (proche de la personne, ou autre
personne intéressée). On verra que, étrangement, l’immense majorité des
personnes mises contre leur gré sous garde préventive et dont on requiert
ensuite la garde semblent néanmoins avoir accepté de subir un examen puisque
seulement sept (7) requêtes de garde provisoire ont été demandées par des
établissements. Ceux-ci semblent préférer passer directement à la requête de
garde autorisée.
La garde autorisée (généralement de 21 à 30 jours) est un ordre de la
cour à une personne de se soumettre à une garde d’une durée décidée par le juge
ainsi qu’aux examens nécessaires pour déterminer si son état mental représente
toujours un danger pour elle-même ou pour autrui. La décision du juge se fonde
principalement sur les rapports d’examens et sur les témoignages des parties.
Si l’ordonnance est de plus de 21 jours, un examen doit être fait au 21ième
jour et un renouvellement de la garde
doit être obtenu avant la fin de la première ordonnance. Les renouvellements de
garde peuvent être de durée très variable (de 14 à 90 jours et parfois plus).
Par
l’adoption de la loi P-38.001 le législateur espérait voir diminuer le nombre
d’ordonnances de garde. C’est le contraire qui s’est produit. Nous avons mené
cette recherche en 1996, 1999 et 2004 et les résultats montrent clairement une
hausse continue dans toutes les catégories à l’exception du nombre de gardes
provisoires qui a momentanément fléchi en 1999. En 1996, 1463 ordonnances
étaient rendues. En 2004 ce nombre est passé à 1990. Cela représente une
augmentation de plus de 25 %.
Les
requêtes proviennent en majorité des hôpitaux psychiatriques (Louis-H. Lafontaine, Douglas et Royal-Victoria
(Allen Memorial)). Comme la plupart des autres
établissements, ils ont également augmenté leur pratique de la requête de
garde. Ceux qui ont diminué la pratique sont généralement de très petits
départements (Jean-Talon, St-Mary’s).
Notons surtout le cas de l’hôpital Douglas qui a connu une hausse de 88 % dans
le nombre de ses requêtes depuis 1999.
Du
côté des requêtes de garde provisoire on note une nette progression du nombre
de celles portées par des intervenants psychosociaux et médicaux (61,7%). On
pourrait croire qu’une plus grande notoriété de la loi en serait en partie la
cause. Mais il faudra voir dans les prochaines années si cette tendance se
confirme.
Au
Tableau X, on remarque l’infime quantité de requêtes de garde provisoire pour
évaluation psychiatrique faites par les établissements (Douglas 5, Philippe-Pinel 2). Nous savons pourtant que la très grande
majorité des personnes dont on requiert la garde autorisée ont d’abord été
mises sous garde préventive. Or, la garde préventive ne donne pas
l’autorisation aux médecins de procéder à des examens sans le consentement de
la personne. Comment ces médecins ont-ils pu obtenir un consentement libre et
éclairé à un examen de la part de personnes qui refusaient l’hospitalisation ?
Ces résultats donnent l’impression très forte qu’on fait subir des examens à
des personnes qui sont sous garde préventive afin d’obtenir plus rapidement une
garde autorisée (qui est plus longue qu’une garde provisoire).
Il
est difficile d’évaluer le nombre exact de mises sous garde préventive puisque
ces données ne sont généralement pas
enregistrées par les hôpitaux mais on a remarqué très souvent lors de la
cueillette de données des mentions dans les requêtes à l’effet que les
personnes acceptaient leur hospitalisation jusqu’au moment du premier examen.
Plusieurs personnes qui ont vécu la garde en établissement témoignent également
qu’elles ne savent bien souvent pas qu’elles sont en garde préventive et
examinées. Elles disent encore que l’examen est souvent présenté comme
condition à la levée de la garde. Enfin, il semble que ces examens ne durent
parfois que quelques minutes, voire quelques secondes.
Certains
établissements ont une plus petite proportion de requêtes en renouvellement de
garde. C’est le cas particulièrement des hôpitaux du CUSM et de l’hôpital général
juif. Au vu de ces résultats on pourrait croire qu’ils traitent des cas moins
lourds mais il est impossible de le savoir avec certitude puisque ces établissements
ne notifient jamais la levée de garde à la Cour du Québec. Nous reviendrons sur
le cas des établissements du CUSM où très peu de personnes se rendent à la
cour.
Enfin,
des 2 136 requêtes déposées à la cour, 1786 ont été accueillies, seulement
18 ont été rejetées, 128 ont été annulées et 204 ont été accueillies
partiellement (la durée a généralement été écourtée). Si l’on compare à 1999,
c’est le nombre d’ordonnances partielles et de requêtes annulées qui a le plus augmenté. La hausse du nombre d’ordonnances
partielles peut s’expliquer entre autres par l’action de certains juges qui, en
réduisant la durée des ordonnances, ont voulu sanctionner des défauts de
procédure (délai de signification, rapports d’examen incomplets, etc.). Quant
aux requêtes annulées, elles se produisent généralement lorsque la garde a été
levée ou que la personne a finalement consenti à son hospitalisation. Nous
verrons également un peu plus loin que plusieurs requêtes ont été annulées
lorsque la personne a obtenu un avocat.
Nous
avons mentionné plus haut que l’un des principaux objectifs de la Loi P-38.001
était de protéger les droits des personnes mises sous garde sans leur consentement.
Parmi ces droits, le plus important est évidemment celui d’être présent à la
cour pour faire valoir son point de vue.
Le
tableau XIII montre que, bien que l’on note une évolution positive depuis 1996,
il n’y a encore que 24.3 % des personnes présentes à la cour alors qu’on décide
de leur sort. Si l’on soustrait les résultats des requêtes de garde provisoire
qui sont pratiquement toutes traitées en l’absence de la personne concernée, la
présence à la cour des personnes déjà sous garde n’est que de 32 %. On pourrait
être tenté de croire que la présence à la cour évolue de façon spectaculaire
depuis 1996 (361% entre 96 et 99). Mais il faut bien dire que l’augmentation s’est
faite à partir de presque zéro. En
effet, en 1996, seulement 76 des 1591 requêtes avaient alors été débattues en
présence de la personne… Évolution spectaculaire ou honteux scandale ?
On
note également que les résultats des hôpitaux du CUSM (Royal Victoria, Général)
sont beaucoup plus bas que la moyenne. Tellement que, malgré un nombre
relativement peu élevé de requêtes (286 requêtes sur 2136), ils provoquent à
eux seuls un baisse de 3 % de la moyenne générale. Les personnes internées dans
ces hôpitaux sont-elles si « malades » qu’elles ne peuvent se présenter
à la cour ? On a vu pourtant plus haut que ces institutions font
proportionnellement moins de demandes de renouvellement de garde que les
autres. Cela porte donc à croire qu’on n’encourage pas beaucoup les gens à
assumer leur défense.
Enfin,
on remarque que les deux principaux établissements (Louis-H.
Lafontaine et Douglas), pourtant mieux pourvus en ressources, n’atteignent
généralement pas les moyennes.
Nous
avons fait part de ces inquiétants constats à des personnes ayant vécu la garde
qui nous ont confirmé qu’il était très difficile pour une personne sous garde
d’obtenir de l’information sur sa situation et ses droits, de communiquer avec
l’extérieur et, encore plus, de choisir un avocat. Notons enfin que les
établissements de leur côté sont représentés à 100% par des avocats.
Le
tableau XV donne un aperçu de l’impact qu’ont la présence ou la représentation
de la personne à la cour. L’absence de la personne et d’un avocat amène bien
évidemment à des requêtes presque toujours accueillies. On voit cependant que
lorsque la personne se présente avec ou sans avocat, le nombre de décisions
partielles augmente fortement. Il semble en effet que la durée des ordonnances est
souvent négociée entre les parties (la personne et son avocat et le procureur
de l’établissement). Plus étonnant encore, dans 18.4 % des cas, la prise en
charge d’un dossier par un avocat provoque l’annulation de la requête. Cela
signifie que la garde est levée ou que la personne accepte son hospitalisation.
La première hypothèse est évidemment plus plausible. En effet, pourquoi une
personne prendrait-elle la peine de se choisir un avocat pour ensuite consentir
à la garde ?
« … Suite à un malheureux oubli,
même si l’ordonnance initiale était échue le, ou autour du 6 septembre 2004,
le défendeur
est demeuré à l’hôpital et a subi 2 nouveaux examens psychiatriques seulement
le 15 septembre… »
“ …
Due to an unfortunate oversight, even though the original confinement period
elapsed on or about
Extrait
d’une requête en renouvellement de garde déposée par Royal Victoria
Cette
requête a été accordée pour 90 jours et l’audition a duré 2 minutes.
Le
tableau XVII fait apparaître quelques tendances générales dans les jugements pour
l’année 2004. Par rapport aux années précédentes il y a eu beaucoup plus
d’ordonnances partielles. Nous avons appris en cours de recherche que quelques
juges avaient utilisé cette formule pour sanctionner des établissements qui ne
respectaient pas certaines procédures (délais de signification, etc.).
Également, nous avons vu plus haut que les ordonnances partielles sont parfois
le résultat de négociations entre les parties.
On
note aussi un décalage important entre certaines institutions dans les durées
requises. Alors que les hôpitaux Douglas et Louis-H.
Lafontaine font principalement des requêtes de 30 jours, ceux du CUSM (Royal
Victoria et Général) en font plutôt de 21 jours. Autre découverte
intéressante : les hôpitaux du CUSM attendent généralement la fin d’une
ordonnance pour entamer le processus d’une requête de renouvellement alors que Louis-H. Lafontaine, par exemple, commence la procédure
plusieurs jours avant la fin de la première ordonnance. Cela indique une
différence importante dans l’interprétation de la loi puisque une personne
internée au CUSM peut-être plusieurs jours sous garde sans ordonnance du
tribunal. Qu’en est-il du statut juridique de cette personne ? Est-elle remise
en garde préventive ? Est-elle en garde illégale ? Ou tout simplement oubliée ?
Des libertés bien fragiles
Notre
étude révèle que, si sur certains points, les pratiques qui entourent la garde
en établissement respectent mieux la loi qu’en 1996 (délais de rigueur,
présence à la cour), d’autres aspects restent outrageusement nébuleux. Ainsi de
la confusion maintenue sur les limites de la garde préventive que le médecin
devrait notifier systématiquement aux autorités de l’établissement. Il semble
assez clair également que certains psychiatres font subir des examens sans
autorisation à des personnes mises sous garde préventive. Dans de nombreux cas,
il est évident que le principe du consentement libre et éclairé est bafoué. En
ignorant la nécessité du consentement l’établissement se croit autorisé à passer par-dessus l’ordonnance de garde
provisoire (7 jours) pour obtenir une garde régulière (21 à 30 jours).
Plus
généralement, cette loi, dont on fait de plus en plus la promotion, laisse des
ouvertures béantes à des abus de toutes sortes. La liberté d’une personne se
décide bien souvent en son absence et sur la foi de témoignages vagues ou de
notes d’examens flous. Les psychiatres, lorsqu’ils sont sommés par le juge de
venir s’expliquer devant la cour, refusent le plus souvent et préfèrent même
libérer la personne plutôt que d’avoir à se déplacer.
D’autre
part les témoignages de personnes ayant vécu la garde que nous avons
rencontrées parlent très fréquemment du pouvoir arbitraire des médecins,
d’impossibilité de communiquer avec l’extérieur et d’internements ordonnés pour
forcer un traitement plutôt que pour protéger la personne en raison de la
dangerosité de son état mental.
Reste
le cas des hôpitaux du CUSM qui nous ont étonnés à plusieurs reprise au cours
de la recherche. Les pratiques de ces établissements mériterait
certainement d’être scrutée à la loupe car il existe un décalage important par
rapport aux autres institutions à presque tous les chapitres. En premier lieu,
les personnes qui y sont enfermées sont si peu nombreuses à se présenter en
cour qu’on pourrait croire qu’elles sont vraiment mal en point. Ensuite, il y a
si peu de renouvellements dans ces établissements qu’on croit alors qu’elles
guérissent vite ou consentent plus facilement à la garde. Enfin, la pratique lors
des requêtes en renouvellement semble laisser les personnes sous garde pendant
plusieurs jours sans qu’elles soient sous ordonnance.
Il
était prévu lors de l’adoption de la Loi P-38.001 en 1998 qu’une évaluation en
soit faite après trois ans. La loi a maintenant sept ans et nous attendons toujours.
Pour notre part, la recherche que nous avons menée montre clairement que cette
loi qui prétendait mieux protéger les droits fondamentaux des personnes et qui
visait à faire baisser le nombre d’internements n’a pas atteint ses objectifs. En
attendant, d’autres femmes et d’autres hommes sont enfermés dans nos hôpitaux.